2015. Le commun : une lune métaphysique ? - Bruxelles en mouvement 279

2015. Le commun : une lune métaphysique ? - Bruxelles en mouvement 279

Bruxelles en mouvements 279 – Novembre-décembre 2015

Entre privé et public, quelles sont les structures juridiques ?

Face aux dégradations et à la raréfaction croissantes des ressources de notre environnement, le « bien commun » et le « commun » sont des notions de plus en plus souvent brandies avec l’espoir de fournir une alternative à la doctrine libérale qui oscille entre la propriété publique et la propriété privée. Le « commun » se présente en effet comme une sorte de « voie du milieu », salvatrice, qui permettrait d’élargir les cadres de réflexion classiques en matière de propriété. Pourtant, à mesure que l’on chante ses louanges, son sens et sa portée se brouillent parfois à force de polysémies et de polymorphismes. À tel point qu’on pourrait se laisser aller à croire que le « commun » ne serait au fond qu’une lune métaphysique sans territoire et sans structures réelles, comme une promesse de lendemains qui chantent pour donner le change à des communistes déçus et opiniâtres. L’écueil est réel et l’enjeu important. Au-delà ou en deçà de l’idée très philosophique que les biens communs existent en eux-mêmes, il faut soutenir que les « communs » possèdent bien un squelette et une structure que les communautés façonnent en fonction de leurs intérêts et de leurs besoins. La définition des objectifs économiques et sociaux des « communs » et la compréhension des structures juridiques – qui peuvent s’apparenter parfois à une sorte de bricolage – conditionnent en grande partie la possibilité de leur gouvernance, sur le plan de laquelle les connaissances actuelles restent encore très empiriques et incertaines.

La constitution des communs

Cette question amène derechef à faire une distinction entre un « bien commun », qui désigne l’idée de l’existence d’un patrimoine commun à l’humanité constituant en lui-même une chose inaliénable par une personne privée ou morale, d’un « commun » qui est constitué par (1) une ressource partagée, (2) une distribution de droits et (3) un mode de gouvernance propre [1]. De ce point de vue, un « commun » est un assemblage constitué de divers éléments, notamment juridiques, faisant ensemble système pour l’exploitation et la régénération sur la durée d’une ressource par un groupe d’usagers. Le « commun » a donc partie liée avec la notion de propriété dont il n’est pas nécessairement la négation, mais plutôt le retournement.

Suite à un dialogue avec Aurore Chaigneau, professeur à l’université de Picardie Jules Verne, dans l’émission « dans le plus simple appareil » [2] diffusée sur Radio Campus le 7 novembre 2015, il ressort que le « commun » n’est pas une catégorique juridique à part entière. Il trouve une place assez étriquée dans le droit patrimonial de la famille qui forme la communauté des époux. En dehors de cette communauté, le commun se pose comme une création institutionnelle pour pallier les limites de la propriété qui se définit dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 – et dans le droit anglais un peu plus tôt – comme un droit naturel et inaliénable garant de la liberté des individus. C’est donc au nom de la liberté que ce droit est dit sacré, et c’est au nom de l’intérêt général et du contrat social que les juges vont constituer tout au long du XIXe siècle des régimes dérogatoires à la propriété privée exclusive pour former un droit public qui constitue, en définitive, une consolidation de la propriété privée. En contestant le droit absolu d’un homme sur les autres, le droit public aménage le droit de propriété. Le public et le privé sont donc de ce point de vue les deux faces d’une même médaille sur laquelle serait gravé le mot « liberté » et cela bien que ce lien de cause à effet entre liberté et propriété ait été critiqué par de nombreux auteurs, tels que Marx ou Proudhon [3], qui ont démontré que le droit de propriété n’est pas le droit à la propriété puisque son accès est limité par la loi du capital.

Ces critiques ont ainsi amené à des expérimentations de types collectivistes et mutualistes motivées par la volonté de posséder collectivement les moyens de production afin d’empêcher le vol de la plus-value par le capitaliste, propriétaire exclusif. Si la propriété collective a ensuite pu être analysée comme menant à un manque de gestion qui contribuerait à expliquer par exemple la faillite des systèmes communistes, des systèmes complexes peuvent mutualiser des intérêts différents en créant des organisations qui gèrent le maintien de la ressource dans le sens de la pluralité des intérêts comme l’a montré Elinor Ostrom [4]. C’est là que réside la grande nouveauté de la théorie des communs.

Combler les lacunes de la propriété exclusive

Le commun ne s’intéresse pas seulement au partage d’une plus-value ou d’un bénéfice, mais vise à articuler des droits [5] pour combler les lacunes et les manques d’une propriété exclusive – privée ou publique. Ces structures juridiques peuvent être très variées, car en droit, « tout est possible » [6].

Ces structures représentent des communautés d’intérêts qui assurent la promotion, la conservation et la préservation dans le temps de biens qui ne peuvent plus être laissés à la responsabilité et aux jugements d’une seule personne, qu’elle soit physique ou morale, privée ou publique. Ce processus de création institutionnel conduit à faire émerger des intérêts non pas généraux, mais locaux. En ce sens, les « communs » posent avant tout un problème d’échelle puisqu’il s’agirait surtout de faire descendre ou de décentraliser le pouvoir à des collectivités locales organisées en complémentarité au reste.

Ainsi, c’est l’organisation du contrôle et le processus de légifération lors de la constitution d’un projet qui permettent de négocier des droits d’usage (bail emphytéotique, conventions, etc.) et ainsi de substituer aux pouvoirs du propriétaire des nouveaux droits. L’idée est alors de représenter un projet dans la complexité de ses statuts administratifs. L’invention d’une pluralité de statuts des membres (associés, salariés avec droit de vote, usagers...), la mise en place de gestions tournantes, permet par exemple de calibrer avec plus ou moins de souplesse et de prudence un projet en fonction du contexte local et en fonction des buts recherchés : projets à contenance économique, sociale, patrimoniale.

Les formes juridiques des communs peuvent être ainsi très variés puisqu’il s’agit à chaque fois d’une construction originale ad hoc dont le but est de permettre l’exploitation raisonnée d’une ressource par le plus grand nombre d’intérêts.

Le commun est un nouveau narratif

Le « commun » constitue ainsi un « nouveau narratif », c’est-à-dire qu’il ne doit pas être assimilé à des écoles et traditions de pensée. Le commun dépend moins d’une politique ou d’une philosophie idéaliste que d’un agencement juridique concret et original qui souhaite répondre aux intérêts représentés par des individus formant une communauté autour d’une ressource que l’on souhaite promouvoir, préserver et exploiter. Le commun n’existe donc pas sans une communauté pour le faire vivre, certes, mais pas non plus sans règles et sans moyens de les faire respecter, c’est-à-dire sans gouvernance. C’est pourquoi cette communauté doit commencer par se constituer par le biais d’une structure juridique sur mesure dont la fonction sera de représenter le projet. Et il n’existe pas alors de modèle clé en main car en droit, ne l’oublions pas, tout est possible !

Swen Ore
Centre d’écologie Urbaine asbl

Notes

[1] Définition de Benjamin Coriat, dans « Le retour des communs », Revue de la régulation, 2013. http://regulation.revues.org.

[2] Émission librement disponible sur le site : www.urban-ecology.be.

[3] PROUDHON, Qu’est-ce que la propriété ? ou Recherche sur le principe du Droit et du Gouvernement, 1840.

[4] Elinor Ostrom, traduction de l’anglais, La gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, 2010.

[5] Aurore Chaigneau, Des droits individuels sur des biens d’intérêt collectif, à la recherche du commun, 2014 (Revue Internationale de Droit Economique).

[6] Elinor Ostrom, traduction de l’anglais, La gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, 2010.

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